Wednesday, May 10, 2006

Section II

Section II
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Que les doctrines de l’Évangile ne sont pas contraires à la Raison



[1] Après en avoir tant dit au sujet de la Raison, il n’est pas besoin que je montre laborieusement ce que c’est de lui être contraire ; car depuis la section précédente, je tiens pour parfaitement intelligible que ce qui répugne évidemment aux idées claires et distinctes, ou à nos notions communes, est contraire à la Raison. Je projette donc de prouver que les doctrines de l’Évangile, si celui-ci est la parole de Dieu, ne peuvent l’être. Mais si l’on objecte que très peu soutiennent qu’elles le sont, je réponds qu’aucun Chrétien actuel dont j’ai entendu parler (car nous ne troublerons pas les cendres des morts) dit expressément que la Raison et l’Évangile sont contraire l’une à l’autre. Mais - et ceci revient au même - plusieurs affirment que, bien que les doctrines de ce dernier ne puissent être en elles-mêmes contradictoires aux principes de la première, car elles procèdent toutes les deux de Dieu, elles peuvent, pourtant, d’après les conceptions que nous avons d’elles, sembler se heurter directement. Et que, bien que nous ne puissions les réconcilier à cause de nos entendements limités et corrompus, nous sommes, pourtant, par l’autorité de la révélation divine, tenus d’y croire et d’y acquiescer, ou, comme les Pères leur ont appris à dire, d’adorer ce que nous ne pouvons comprendre.
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Absurdités et conséquences du fait d’admettre une contradiction quelconque, réelle ou apparente, dans la religion


[2] Cette célèbre et étonnante doctrine est sans aucun doute la source de toutes les absurdités jamais émises sérieusement parmi les Chrétiens. Sans ce prétexte, nous n’entendrions jamais parler de la transsubstantiation, et d’autres fables ridicules de l’Église de Rome ; ni d’aucune de ces ordures de l’Est, qui ont été reçues presque intégralement dans ce cloaque de l’Ouest, et nous ne serions pas non plus ennuyés par le badinage qu’est l’impanation luthérienne, ni l’ubiquité qu’elle a introduite, comme un monstre en engendre ordinairement un autre. Et bien que les Sociniens[1] désavouent cette pratique, je me trompe si eux ou les Ariens arrivent à faire que leurs notions d’un Dieu-créature exalté, digne de vénération divine[2] apparaissent plus raisonnables que les extravagances des autres sectes au sujet de la Trinité.
[3] En bref, cette doctrine est le refuge connu de certains hommes, lorsqu’ils se trouvent embarrassés pour expliquer un passage de la parole de Dieu. De peur d’apparaître moins sages aux autres qu’ils ne veulent, ils ne s’inquiètent en rien d’attribuer aux conseils secrets du Tout-puissant, ou à la nature de la chose, ce qui est en fait l’effet d’un raisonnement inexact, d’un manque d’habilité dans les langues, ou d’une ignorance de l’histoire. Mais, plus communément, c’est la conséquence d’impressions primitives qu’ils osent rarement corriger par des pensées plus libres et plus mûres. Ainsi, en voulant être docteurs de la loi, et ne comprenant ni ce qu’ils disent, ni ces choses qu’ils affirment [1 Tim. 1.7], ils nous imposent comme doctrines des préceptes humains [Mt. 15.9]. Et qu’ils le fassent n’a rien de surprenant, car une fois qu’on a admis ce principe, je ne sais ce qu l’on peut nier de ce qui nous est dit au nom du Seigneur. Cette doctrine, je dois le signaler aussi, nous concerne extrêmement, nous les laïcs ; car de quelque façon qu’on l’ait établie au début, ceux qui forment le clergé (toujours en faisant exception de ceux qui le méritent) n’ont pas oublié de « s’aider » depuis, mais ont usé de ladite doctrine jusqu’à rendre mystérieuses non seulement les choses les plus claires, mais aussi les plus insignifiantes, pour que nous dépendions constamment d’eux pour leur explication. Et pourtant, même s’ils pouvaient les expliquer, il leur est impossible de le faire sans nuire à leur propre dessein, qu’ils prétendent le faire autant qu’ils veulent. Mais, passant sous silence toute observation que l’on pourrait faire ici, entamons l’examen immédiat de cette opinion elle-même.
[4] La première chose sur laquelle j’insisterai est que si une doctrine quelconque du Nouveau Testament est contraire à la Raison, nous n’en avons aucune espèce d’idée. Dire, par exemple, qu’une balle est blanche et noire à la fois, c’est dire exactement rien, car l’incompatibilité de ces couleurs dans le même sujet est telle qu’elle exclut toute possibilité qu’on en ait une idée ou une conception vraie et positive. Dire, donc, comme le disent les Papistes, que les enfants qui meurent avant d’être baptisés sont damnés sans douleur, ne signifie rien du tout. Car s’ils sont des créatures intelligentes dans l’autre monde, être exclus éternellement de la présence de Dieu et de la société des bénis doit s’avérer un supplice indicible. Mais si l’on pense qu’ils n’ont pas d’entendement, dans ce cas, ils ne sont pas capables de damnation au sens des Papistes, qui ne devraient donc pas dire que ces enfants sont dans le cachot des Limbes, mais que, ou bien ils n’avaient pas d’âmes, ou bien ils furent annihilés, ce qui (si c’était vrai, ce qu’on ne pourra jamais montrer) serait assez raisonnable, et aisé à concevoir. Or si nous n’avons pas l’idée d’une chose, ce n’est certainement que peine perdue que de s’en inquiéter ; car ce que je ne conçois pas ne peut pas plus me fournir de justes compréhensions de Dieu, ni influencer mes actions, qu’une prière récitée dans une langue inconnue ne peut exciter ma dévotion : si la trompette rend un son incertain, qui se prépara au combat ? Et si la parole qu’on donne n’est pas facile à comprendre, comment saura-t-on ce qu’on dit ? [1 Cor. 15. 8-9] Des syllabes, quelque bien rassemblées qu’elles soient, si aucune idée n’y est attachée, ne sont que des mots parlés en l’air [ver. 9], et elles ne peuvent être le fondement d’un service raisonnable [Rom. 12.1], ou d’un culte.
[5] Si quelqu’un pense éviter la difficulté en disant que les idées de certaines doctrines peuvent bien être contraires aux notions communes, mais conséquentes avec elles-mêmes, et avec je ne sais quelles vérités supra-intellectuelles, cette personne n’en est pas plus avancée pour autant. Mais supposant un instant que la chose soit ainsi ; il s’ensuit néanmoins que nul ne peut comprendre ces doctrines à moins que leurs perceptions ne lui soient communiquées d’une manière extraordinaire, comme par de nouveaux pouvoirs et organes. Et même dans ce cas, d’autres personnes ne peuvent être édifiées par les discours que l’on tient sur ces doctrines à moins qu’elles ne jouissent de la même faveur. En sorte que si j’allais prêcher l’Évangile aux Indiens sauvages, je devrais m’attendre à ce que mes idées soient, je ne sais comment, infusées dans leurs âmes pour qu’ils me comprennent. Et selon cette hypothèse, ils ne pourraient pas plus, sans un miracle, comprendre mes paroles que les gazouillis des oiseaux ; et s’ils ne connaissaient pas le sens de mon langage, je leur serais un barbare [1 Cor. 14.11], bien qu’en Esprit je dise des mystères [ver. 2]. Mais qu’est-ce qu’ils veulent dire par : conséquent avec elles-mêmes et pourtant pas avec les notions communes ? Quatre pourrait s’appeler cinq au ciel, mais c’est ainsi le nom seul qui est changé, la chose reste toujours la même. Et puisque dans ce monde nous ne pouvons rien savoir que par nos notions communes, comment allons-nous être certains de cette conséquence prétendue entre nos contradictions apparentes actuelles et la théologie du monde à venir ? Car comme c’est par la Raison que nous parvenons à la certitude de l’existence de Dieu même, nous ne pouvons discerner ses révélations que par leur conformité avec nos connaissances actuelles de lui, c’est-à-dire, pour parler clairement, en ce qu’elles conviennent à nos notions communes.
[6] La deuxième chose que je signalerai est que ceux qui n’hésitent pas à dire qu’ils pourraient croire à une contradiction flagrante avec la Raison, s’ils la trouvaient contenue dans l'Écriture, justifient n’importe quelle absurdité, et il est indéniable qu’en opposant une lumière à une autre, ils font de Dieu l’auteur de toute incertitude. La supposition même, que la Raison pourrait autoriser une chose, et l’Esprit de Dieu une autre, nous jette dans un scepticisme inévitable, car nous serons toujours incertains de savoir auquel il faut obéir, voire ne pourrons jamais les distinguer. Car étant donné que la preuve de la divinité de l’Écriture dépend de la Raison, si l’on contredit la claire lumière de l’une, de quelque manière que ce soit, comment pourra-t-on nous convaincre de l’infaillibilité de l’autre ? La Raison peut se tromper sur ce point comme sur n’importe quel autre, et nous n’avons aucune promesse particulière qu’elle ne le fasse pas, pas plus que n’en ont les Papistes que leurs sens ne les trompent en toute chose aussi bien qu’en la transsubstantiation. Dire que la divinité de l’Écriture témoigne d’elle-même, c’est également établir l’Alcoran ou les Purana[3]. Et ce serait un argument remarquable que de dire à un païen que l’Église l’a affirmé alors que toute société dira autant pour elle-même, si nous les croyons sur parole. D’ailleurs, il se peut qu’il demande d’où l’Église tient l’autorité de décider de cette question. Et si on répondait que c’était de l’Écriture, mille contre un qu’il ne s’amuse bien avec ce cercle. Il faut croire que l’Écriture est divine, parce que l’Église l’a déterminée telle, et l’Église tient de l’Écriture cette autorité de décision. On doute de ce que l’on puisse prouver ce pouvoir de l’Église à partir des passages allégués à cette fin, mais l’Église elle-même (une partie intéressée) l’affirme. Quelle plaisanterie ! Ces chicanes éternelles ne sont-elles pas des inventions très exquises pour étourdir et enchevêtrer les irréfléchis et les faibles ?
[7] Mais si nous croyons que l’Écriture est divine, non par la force de sa seule assertion, mais d’un vrai témoignage qui consiste dans l’évidence des choses qui y sont contenues - par la force de faits indubitables et non pas de mots et de lettres - qu’est-ce que cela si ce n’est une preuve par la Raison ? Celle-là a en elle, je l’accorde, les caractères les plus lumineux de la divinité, mais c’est la Raison qui les découvre, les examine, et qui par ses principes les approuve et les déclare suffisants. Ce qui finit par engendrer en nous un acquiescement à la foi, ou une conviction. Et si les détails doivent être méticuleusement passés au crible, si l’on doit considérer non seulement les enseignements du Christ et de ses apôtres, mais aussi leurs vies, prédications, miracles et morts, sûrement tout ce travail serait vain si nous pouvions, sous n’importe quel prétexte, nous débarrasser des contradictions. Ô, système béni et commode qui nous décharge d’un coup des fâcheuses remarques sur l’Histoire, la langue, les sens figuratifs et littéraux, les capacités de l’écrivain, les circonstances, et les autres aides à l’interprétation ! Nous jugeons de la sagesse et de l’érudition d’un homme par ses actions et ses discours, mais Dieu, qui, on nous l’assure, n’a cessé de rendre témoignage [Act. 14.17], doit rester, à ce compte-là, sans aucun privilège sur l’enthousiaste, ou le diable lui-même.
[8] Mais on alléguera une vénération pour les mots mêmes de Dieu. Cela nous convient, car nous savons que Dieu n’est pas un homme pour mentir [Num. 23.19]. Mais il ne s’agit pas des mots mais de leur sens, qui doivent toujours être digne de leur auteur, et qui doivent donc, conformément au génie de toute parole, être interprétés figurativement lorsque l’occasion l’exige. S’il en était autrement, sous prétexte de foi en la parole de Dieu, on pourrait déduire de la lettre de l’Écriture les sottises et les blasphèmes les plus gros ; comme, par exemple, que Dieu est sujet aux passions, qu’il est l’auteur du péché, que le Christ est un rocher, ou fût vraiment coupable et souillé de nos fautes, que nous sommes des vers ou des brebis, et non des hommes. Et si l’on admet une figure dans ces passages, pourquoi pas, je vous le demande, dans toute expression d’une pareille nature, lorsqu’une égale nécessité semble s’imposer ?
[9] On pourrait demander pourquoi j’ai si longuement insisté sur cette question, étant donné qu’on a déjà reconnu que personne ne dit expressément que l’Écriture et la Raison soient contradictoires. Mais au même endroit on fait mention de ceux qui maintiennent qu’elles peuvent sembler se heurter directement, et que, bien que nous ne puissions les réconcilier, nous sommes pourtant tenus d’acquiescer aux décisions de la première. Une contradiction apparente en vaut pour nous une vraie, et notre respect pour l’Écriture n’exige pas que nous y accordions la présence d’une telle contradiction, mais plutôt que nous concluions que nous en ignorons le vrai sens lorsque nous y rencontrons une difficulté, et donc que nous suspendions notre jugement sur le sujet, jusqu’à ce que, avec le secours et l’application convenables, nous en découvrions la vérité. Quant à l’acquiescement à ce qu’un homme ne comprend pas, ou ne peut concilier avec sa Raison, ceux qui le pratiquent en connaissent mieux les fruits. Quant à moi, j’y suis étranger, et je ne peux me réconcilier avec un tel principe. Au contraire, je suis assez certain qu’il prétend en vain convaincre le jugement, celui qui n’explique pas la nature de la chose. Un homme peut donner son assentiment verbal sans savoir à quoi, par peur, superstition, indifférence, intérêt, et par d’autres piètres et injustes mobiles de ce genre, mais tant qu’il ne conçoit pas ce qu’il croit, il ne peut y acquiescer sincèrement, et reste privé de toute satisfaction solide. Il est constamment perplexe à cause des scrupules que sa foi implicite ne supprimera pas, et donc est toujours susceptible d’être ébranlé, et entraîné à tout vent de doctrine [Eph. 4.14]. Je croirai parce que je croirai, c’est-à-dire, parce que je suis de l’humeur de le faire, est le sommet de son apologie. Ceux-là sont des hommes déraisonnables, qui marchent selon la vanité de leur intelligence, qui ont la pensée obscurcie, ils sont étrangers à la vie de Dieu, à cause de l’ignorance qui est en eux et de l’endurcissement de leur cœur [Eph. 4.17,18]. Mais celui qui comprend une chose en est aussi certain que s’il en était lui-même l’auteur. Il ne peut jamais être amené à douter de sa profession, et s’il est honnête, toujours il en rendra aux autres un compte pertinent.
[10] Le résultat naturel de ce qu’on vient de dire est que croire à la divinité de l’Écriture, ou croire le sens d’un passage quelconque en elle, sans preuve rationnelle ni conséquence évidente, est une crédulité blâmable et une opinion téméraire, ordinairement fondée sur une disposition ignorante et obstinée, mais plus généralement gardée par espérance d’un gain. Car fréquemment nous embrassons certaines doctrines non pour leur évidence convaincante, mais parce qu’elles servent nos desseins mieux que la vérité, et parce que d’autres contradictions auxquelles nous ne voulons pas renoncer sont mieux défendues par leur biais.
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De l’autorité de la révélation, en ce qui concerne cette controverse
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[11] Contre tout ce qu’on a établi dans cette dernière section on fera parade d’alléguer l’autorité de la révélation, comme si cette dernière, sans le droit de faire taire ou d’éteindre la Raison, était complètement inutile et sans pertinence. Mais si l’on considère comme il faut la distinction que j’ai faite au § 9 de la section précédente[4], la faiblesse de cette objection ci apparaîtra bientôt, et dès lors l’on comprendra mieux cette controverse. J’ai dit là que la révélation n’était pas un mobile qui oblige à l’assentiment, mais un moyen d’information. Nous ne devrions pas confondre le moyen par lequel nous arrivons à savoir quelque chose et les raisons que nous avons d’y croire. Un homme peut m’informer sur mille matières dont je n’ai jamais entendu parler auparavant, et auxquelles je ne songerai même pas si l’on ne m’en faisait part, pourtant je n’en crois rien purement et simplement sur parole, sans une évidence dans les choses elles-mêmes. Ce n’est pas la simple autorité de celui qui parle, mais la claire conception que je forme de ce qu’il dit, qui est le fondement de ma conviction.
[12] Si la personne la plus sincère de la terre m’assurait qu’elle avait vu une canne qui n’avait pas deux bouts, je ne devrais ni ne pourrais la croire, parce que cette description contredit l’idée d’une canne. Mais si elle me disait qu’elle avait vu un bâton qui, posé par hasard dans la terre, après quelque temps a produit des rameaux et des branches, je pourrais facilement avoir confiance en sa véracité, car cela ne contredit d’aucune façon l’idée d’un bâton, ni ne transcende le possible.
[13] Je dis la possibilité, car l’omnipotence même ne peut rien faire de plus. Ils se trompent eux-mêmes et en trompent d’autres, ceux qui exigent l’assentiment à des choses contradictoires, parce que Dieu, disent-ils, peut tout faire, et c’est limiter son pouvoir que d’affirmer le contraire. Très bien ! Nous croyons de tout cœur que Dieu peut tout faire, mais qu’un simple rien soit l’objet de son pouvoir, l’omnipotence même qu’on a alléguée ne nous permettra pas de le concevoir. Et que toute contradiction, qui est synonyme d’impossibilité, est un pur rien, nous l’avons déjà suffisamment démontré. Dire, par exemple, qu’une chose a de l’étendue et n’a pas de l’étendue, ou est ronde et carrée à la fois, ce n’est rien dire. Car ces idées se détruisent l’une l’autre, et ne peuvent subsister ensemble dans le même sujet. Mais lorsque nous percevons clairement un parfait accord et une parfaite connexion entre les termes d’une proposition quelconque, alors nous concluons qu’elle est possible, parce qu’elle est intelligible. Ainsi, je comprends que Dieu peut rendre immédiatement solide ce qui jusqu’ici était fluide, peut faire que des êtres présents n’existent plus, et peut appeler à l’existence ce qui n’existe pas [Rom. 4.17]. Lorsque nous disons donc que rien n’est impossible à Dieu, ou qu’il peut tout faire, nous voulons dire tout ce qui est possible en soi, dans quelque mesure que sa réalisation dépasse le pouvoir des créatures.
[14] Or, telle est la nature d’un fait que, bien qu’on puisse la concevoir comme possible, seul son auteur peut avec assurance affirmer son existence, ou celui qui, par quelque moyen d’information, en arrive d’abord à un savoir certain. Qu’il y avait une île nommée Jamaïque, aucun Européen ne pouvait jamais raisonnablement le nier, et pourtant, qu’elle fût située à une telle latitude, irriguées de ces fleuves, habillée de ces bois, portât ce grain, produisît cette plante, aucun Anglais avant la découverte de l’Amérique ne pouvait l’affirmer positivement.
[15] Ainsi, il plaît à Dieu de nous révéler dans l’Écriture plusieurs faits merveilleux, telles que la création du monde, le jugement dernier et beaucoup d’autres vérités importantes, qu’aucun homme tout seul ne pourrait jamais s’imaginer, pas plus qu’aucun de mes semblables ne peut être sûr de mes pensées privées : Qui donc sait ce qui concerne un homme, si ce n’est l’Esprit de l’homme qui est en lui ? De même, personne ne connaît ce qui concerne Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu [1 Cor. 2.11]. Mais comme les choses cachées sont au Seigneur, de même les choses révélées sont à nous et à nos fils [Deu. 29.29]. Pourtant, comme nous l’avons déjà dit, nous ne les recevons pas seulement parce qu’elles sont révélées, car outre le témoignage infaillible de la révélation garanti par la présence de toutes les circonstances requises, nous devons voir dans son objet les caractères indiscutables de la sagesse divine et de la Raison solide[5], qui sont les seules marques que nous avons pour distinguer les oracles et les volontés de Dieu des impostures et des traditions des hommes.
[16] Quiconque révèle une chose, c’est-à-dire quiconque nous dit quelque chose que nous ne connaissions pas auparavant, doit parler dans des mots intelligibles, et de quelque chose de possible. Cette règle est bonne, que celui qui révèle soit Dieu ou un homme. Si nous tenons pour imbécile la personne qui exige notre assentiment à ce qui est manifestement incroyable, comment osons-nous attribuer d’une façon si impie à l’être le plus parfait ce qui est un défaut reconnu de tous chez l’un d’entre nous ? Quant aux relations inintelligibles, nous ne pouvons pas plus les croire à partir de la révélation de Dieu qu’à partir de celle de l’homme, car les idées conçues des choses sont les seuls sujets de la croyance, du reniement, de l’approbation, et de tout acte de l’entendement. Donc, toute matière révélée par Dieu ou l’homme doit être également intelligible et possibleς. Jusqu’ici les deux révélations sont en accord ; mais elles se distinguent en ceci : que bien que la révélation de l’homme ait ces qualités, pourtant il peut me tromper quant à la vérité de la chose, alors que ce qu’il plaît à Dieu de me découvrir est non seulement clair à ma Raison (sans quoi la révélation ne pourrait m’instruire) mais également est toujours vrai. Un homme, par exemple, m’apprend qu’il a trouvé un trésor ; cela est clair et possible, mais il peut me tromper facilement. Dieu m’assure qu’il a formé l’homme de la terre ; cela est non seulement possible pour Dieu, et très intelligible pour moi, mais la chose est aussi très certaine, Dieu n’étant pas capable de me tromper comme l’est l’homme. Nous devrions donc compter sur le même degré de netteté en Dieu et en l’homme, mais à plus de certitude chez l’un que chez l’autre.
[17] La Raison nous convainc de tout cela, et les Écritures le disent expressément. Ces prophètes ou songeurs [Deu. 13.1,2,3] étaient à lapider à mort qui cherchaient à entraîner le peuple du culte du seul Dieu vers le polythéisme[6] bien qu’ils confirmassent leur enseignement par des signes et des prodiges. Et bien qu’un prophète parlât au nom de Dieu, pourtant si la chose prophétisée ne se réalisa pas, on le tenait pour signe rationnel qu’il parlait présomptueusement de sa propre part, et non de la part de Dieu [Deu. 18.21,22]. Il fut révélé au prophète Jérémie en prison que le fils de son oncle allait lui vendre son champ, mais il n’en conclut pas que c’était la parole du seigneur jusqu’à ce que son parent vînt en fait conclure le marché avec lui [Jér. 32. 7,8]. La Vierge Marie, quoique de ce sexe qui est le moins insensible à la flatterie et à la superstition, ne crut pas implicitement qu’elle allait donner naissance à un enfant qu’on appellerait le fils du Très-Haut, et dont le règne n’aurait pas de fin [Luc. 1.34,35], jusqu’à ce que l’ange lui donnât une réponse qui satisfaisait à l’objection la plus forte qu’on aurait pu soulever. Et elle n’en conclut pas non plus (tellement elle différait des adorateurs de nos jours) que cela allait inévitablement se réaliser, mais avec humilité elle reconnut la possibilité [ver. 38] et son propre manque de mérite, et doucement elle souhaitait et s’attendait à l’événement.
[18] Dans combien d’endroits nous exhorte-t-on à nous méfier de faux prophètes, et d’enseignants, de séducteurs et de trompeurs ? [Mat. 7.14 ; 2 Tim. 3.13 ; Tit. 1.10] Nous devons non seulement examiner ou éprouver toutes choses et retenir ce qui est bon [1 The. 5.21], mais aussi éprouver les Esprits s’ils sont de Dieu [1 Jn. 4.1]. Mais comment allons nous éprouver ? Comment allons nous discerner ? Non comme le cheval et le mulet qui sont sans intelligence [Ps. 32.9], mais comme les circonspects et sages [Eph. 5.15], en jugeant nous-mêmes ce qu’on dit [1 Cor. 10.15]. En un mot, c’était pour des raisons claires et probantes, quant aux faits aussi bien qu’au fond, et non par une obéissance aveugle, que les hommes de Dieu de jadis embrassaient ses révélations, lesquelles pour les mêmes raisons nous recevons de leurs mains. Je n’ignore pas que certains se vantent d’être fortement convaincus par l’opération illuminante et efficace du Saint-Esprit, qu’ils n’ont pas d’autres raisons pour leur foi, en n’en approuvent aucune. Mais nous allons tâcher en un lieu convenable de les détromper, car un véritable amoureux des hommes et de la vérité ne devrait mépriser dédaigneusement aucun adversaire, quelque absurde et dérisoire qu’il soit. Voilà, pour ce qui concerne la révélation ; en en faisant seulement un moyen d’information, je suis l’exemple de Paul lui-même, qui dit aux Corinthiens qu’il ne peut leur être d’aucune utilité à moins qu’il ne leur parle ou par la révélation, ou par la connaissance, ou par la prophétie, ou par l’enseignement [1 Cor. 14.6].
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Qu’avec le christianisme on a cherché à créer une religion rationnelle et intelligible, ce qui est prouvé par les miracles, la méthode et le style du Nouveau Testament
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[19] Compte tenu de tout ce discours, jusqu’ici sur la Raison, et maintenant sur la révélation, toute doctrine et tout précepte du Nouveau Testament (s’il est vraiment divin) doit par conséquent s’accorder avec la Raison naturelle, et avec nos propres idées ordinaires. Toute personne réfléchie et bien intentionnée découvrira cela en en faisant une lecture attentive, et quiconque entreprend cette tâche avouera que l’Évangile ne nous est pas caché, ni éloigné de nous, mais est tout prés de nous, dans nos bouches et dans nos cœurs [Deu. 30.11,14]. Il nous procure les exemples les plus illustres d’une ratiocination serrée et claire que l’on puisse concevoir ; et il m’incombe, dans l’explication de ses mystères, de le démontrer. Et quoique l’évidence de l’enseignement du Christ puisse gagner l’approbation des Gentils, et que sa conformité avec les types et les prophéties de l’Ancien Testament, avec tous les signes du Messie qui coïncident dans sa personne, puisse justement appeler l’assentiment de ses compatriotes, pourtant, pour ne laisser point de place au doute, il prouve son autorité et son évangile par des œuvres et des miracles dont les têtes de mules juives eux-mêmes ne pouvaient nier la divinité. Nicodème lui dit : Nul ne peut faire ces miracles que tu fais si Dieu n’est avec lui [Jn. 3.2]. Et quelques-uns des Pharisiens ont avoué, qu’aucun pécheur ne pourrait faire de telles choses [Jn. 9.16], et d’autres, qu’elles excédaient le pouvoir des démons [Jn. 10.21].
[20] Jésus lui-même en a appelé à ces ennemis mêmes, prêts à le lapider pour un prétendu blasphème, en disant : Si je ne fais pas les œuvres de mon père, ne me croyez pas, croyez à ces œuvres, afin de savoir et de reconnaître que le père est en moi et moi dans le père [Jn. 10.37,38]. C’est-à-dire, ne croyez pas inconsidérément en moi, de façon à témoigner de mes œuvres, mais cherchez dans les Écritures, qui témoignent du Messie, considérez les œuvres que je fais, si elles sont telles que celles qui sont dignes de Dieu, et lui sont attribuées : si elles le sont, concluez donc et croyez que je suis lui, etc. En effet, plusieurs, parmi la foule dirent que le Christ, quand il viendrait, ne pourrait pas faire plus de miracles [Jn. 7.31], et plusieurs des Juifs crurent à la vue des miracles qu’il faisait [Jn. 2.23].
[21] Comment échapperons-nous, dit l’apôtre, si nous négligeons un si grand salut qui a été confirmé par ceux qui l’ont entendu, Dieu appuyant leur témoignage par des miracles variés et par des dons du Saint-Esprit selon sa volonté ? [Héb. 1.2,3] Ceux qui ont entendu parler le Christ, l’auteur de notre religion, et qui ont vu les miracles qu’il a faits, renoncent à toutes les choses cachées de la malhonnêteté, à toute fourberie et à toute manipulation trompeuse de la parole de Dieu, et en ne manifestant que la vérité, ils se recommandent à toute conscience humaine, c’est-à-dire à la Raison de tout homme, devant Dieu [2 Cor. 4.2]. Pierre exhorte tout Chrétien à être toujours prêt à répondre à quiconque leur demande raison de leur espérance [1 Pie. 3.15]. Or à quoi ont servi tous ces miracles, tous ces appels, si l’entendement des hommes n’était pas à prendre en considération ? Si les enseignements du Christ étaient incompréhensibles[7], ou si nous étions tenus de croire au non-sens révélé ? σ
[22] Mais pour ne pas insister plus longtemps sur de tels passages, tout homme avouera la vérité de ce que je défends s’il lit les écrits saints avec cette équité et cette attention qui sont dues aux simples œuvres humaines. Et il n’y a pas non plus de règle à suivre dans l’interprétation de l’Écriture qui diffère de celles qui sont en usage pour tout autre livre. Toute personne sans parti pris qui se servira de ces moyens trouvera que ceux-là sont de manifestes trompeurs, ou se sont beaucoup trompés eux-mêmes, qui maintiennent que le Nouveau Testament est écrit sans ordre ou sans visée précise, mais simplement comme les sujets sont entrés dans les têtes des apôtres, que ceux-ci fussent transportés par des accès enthousiastes (comme prétendent certains), ou, d’après d’autres, à cause d’un manque de bon sens et d’une éducation libérale. Je pense que je peux justement dire qu’ils sont étrangers à la vraie méthode, ceux qui se plaignent de cette confusion et de ce désordre. Mais la preuve de l’affaire ne dépend pas de généralités. τ
[23] La facilité de l’Évangile n’est pas limitée seulement à la méthode, car le style aussi est très facile, très naturel, et dans le dialecte ordinaire de ceux à qui il était directement livré. Si quelqu’un prêchait aux Grecs actuels dans les accents de Xénophon, ou en anglais correct aux paysans de l’Écosse, il leur coûterait beaucoup plus de temps et de peines d’apprendre les mots eux-mêmes que de comprendre les choses qu’ils dénotent. Jadis, aussi bien qu’à notre époque, les Juifs comprenaient moins l’hébreu que les langues des régions qu’ils habitaient. Aucun prétexte ne peut donc être tiré de l’obscurité du langage en faveur de l’hypothèse d’irrationalité : car tout homme est censé comprendre l’usage quotidien de sa langue maternelle, quoique le style des érudits soit inintelligible aux gens du commun. Et les auteurs les plus clairs, qui écrivent comme ils parlent, sans le fard d’une élégance pompeuse, ont toujours été comptés pour les meilleurs par tout bon juge. C’est un effet visible de la providence que nous ayons entre les mains les témoignages historiques de l’Ancien Testament, qui sont toujours supposés ou cités dans le Nouveau, ou auxquels ce dernier fait toujours allusion. Et ce n’est pas tout, car les coutumes et le service juifs continuent jusqu’à ce jour. Si cela avait été vrai des Grecs ou des Romains, nous serions équipés de ces aides pour comprendre correctement plusieurs particularités de leur religion qui restent inconnues, qui font d’une personne un dirigeant ou un enseignant en Israël. En outre, nous avons le Talmud, et d’autres œuvres de Rabbins, qui, quelque inutiles qu’ils soient autrement, jettent une lumière non négligeable sur les rites et le langage anciens. Et si après tout nous sommes embarrassés d’expliquer le sens d’une expression, nous devrions l’imputer à la distance dans le temps, et au manque d’autres livres dans la même langue, plutôt que de l’attribuer à la nature de la chose, ou à l’ignorance de l’auteur, qui serait peut-être facilement compris par ses compatriotes et contemporains. Mais on ne devrait établir aucune vérité, ni réfuter aucune fausseté par de tels passages, pas plus que quelqu’un peut avec certitude présager sa fortune par le son des cloches de l’église de Bow[8].
[24] Que quelqu’un objecte que l’Évangile fut rédigé avec peu ou pas d’ornement, qu’il n’y a pas de mots choisis ni d’expressions étudiées, l’accusation est vraie, et les apôtres eux-mêmes l’avouent, et il n’existe pas de démonstration plus manifeste de leur dessein d’être compris par tous. Je ne suis pas venu chez vous, dit Paul [1 Cor. 2.1], avec une supériorité de langage ou de sagesse pour vous annoncer le témoignage de Dieu. Ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse humaine, mais sur une démonstration, ou conviction de l’Esprit [ver. 4] ou de l’intelligence, et sur une puissance ou efficacité. Ces paroles font allusion aux philosophes et aux orateurs de cette époque, dont l’élocution, on le reconnaît, était curieuse, et les périodes élaborées, propres à exciter l’admiration des auditeurs, mais non à satisfaire leurs Raisons. Elles charmaient bien leurs sens au théâtre ou au temple, mais ne les rendaient ni meilleurs au foyer, ni plus sages au-dehors.
[25] Ces hommes, aussi bien que plusieurs de leurs successeurs modernes, tenaient assez à leurs propres systèmes ridicules pour compter les choses de Dieu pour folie [1 Cor. 2.14], parce qu’elles ne convenaient pas à leurs conceptions fragiles et issues des sens, parce que chaque phrase n’était pas entortillée dans un mystère, et garnie d’une figure ; car ils ne se rendaient pas compte de ce que seules les matières fausses ou insignifiantes ont besoin du secours de harangues attirantes, afin d’embrouiller ou d’amuser. Mais ils étaient ennemis et étrangers à la simplicité de la vérité. Toute leur étude, comme nous avons observé, se limitait à attiser à leur guise les passions du peuple avec une éloquence ampoulée et des gesticulations grotesques. Ils vantaient leur talent de persuader pour ou contre n’importe quelle chose. Et, de la même façon que l’on considérait comme le meilleur orateur celui qui faisait que la plus mauvaise cause apparaisse le plus équitable devant les juges, le meilleur philosophe était celui qui pouvait faire passer le paradoxe le plus saugrenu pour une démonstration. Ils ne s’occupaient que de leur propre gloire et de leur propre gain, qu’ils ne pouvaient soutenir autrement qu’en trompant le peuple (d’après un artifice qui n’échoue jamais, et qui est donc toujours employé) avec leur autorité et leur sophistique, et, sous prétexte d’instruire, en les retenant habilement dans l’ignorance la plus grossière.
[26] Mais la visée des apôtres était très différente : la piété envers Dieu et la paix de l’humanité étaient leur gain, et le Christ et son Évangile leur gloire. Ils ne sont pas venus en se magnifiant ni en s’exaltant, non en imposant mais en déclarant leur enseignement. Ils ne confondaient ni fourvoyaient, mais convainquaient l’intelligence. Ils s’employaient à dissiper l’ignorance, à bannir la superstition, à propager la vérité et la réforme des mœurs, à prêcher aux captifs la délivrance [Luc 4.18], c’est-à-dire, la jouissance d’une liberté chrétienne aux esclaves des prêtrises lévitique et païenne, et à annoncer le salut aux pécheurs repentants.
[27] J’ajouterai ici quelques-uns des caractères que donne David de la loi et de la parole de Dieu, pour que nous n’admettions rien comme étant la volonté du Ciel qui ne leur agrée pas : La loi du Seigneur est parfaite, dit-il, elle restaure l’âme. Le témoignage du Seigneur est sûr, il rend sage le simple. Les ordres du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur. Le commandement du Seigneur est limpide, il éclaire les yeux. La crainte du Seigneur est pure, elle subsiste à toujours. J’ai plus d’intelligence que tous mes maîtres, car tes témoignages font ma méditation. J’ai plus de discernement que les anciens, car je garde tes préceptes. Ta parole est une lampe à mes pieds et une lumière sur mon sentier.[9] Le Nouveau Testament est tellement plein de ces paroles, et ses contenus y sont tellement conformes partout, que je prierai le lecteur de se référer à la discussion particulière de tout cela dans le deuxième[10] discours.υ
4
Objections réfutées, tirées de la dépravation de la Raison humaine
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[28] Il reste encore une objection, sur laquelle certains insistent très fortement, bien que cela risque de ne guère leur rendre service. Admettons, disent-ils, que l’Évangile soit aussi raisonnable que vous le prétendez, pourtant la Raison corrompue et dépravée ne peut ni discerner ni recevoir les vérités divines. Soit, mais cela ne prouve pas que les vérités divines soient contraires à la Raison solide. Mais ils maintiennent qu’aucun homme n’a la Raison solide. Et c’est pourquoi j’espère exposer le statut de cette question de telle façon que cela ôte aux hommes judicieux et paisibles toute occasion de disputer. La Raison tenue pour le principe de discours que nous avons, ou, plus particulièrement, pour cette faculté que tout le monde possède de juger ses idées selon leur accord ou désaccord, et ainsi d’aimer ce qui lui semble bon, et de haïr ce qu’il pense mauvais, la Raison, dis-je, dans ce sens, est complète et entière dans tous ceux dont les organes ne sont pas accidentellement indisposés. C’est par cela qu’on nous compte pour hommes, et sans elle nous ne pouvons ni informer les autres, ni nous améliorer nous-mêmes, pas plus que les bêtes.
[29] Mais si par Raison est compris le bon et constant usage de ces facultés, c’est-à-dire, qu’un homme ne juge jamais que selon des perceptions claires, ne désire rien que ce qui lui est vraiment bénéfique, ni évite non plus que ce qui est certainement mauvais, alors là, je l’avoue, elle est extrêmement corrompue. Nous sommes trop enclins à construire de fausses conceptions des choses, et des jugements également erronés. Généralement nous convoitons ce qui flatte nos sens, sans distinguer entre les plaisirs néfastes et innocents, et notre haine est également partiale. Nous gratifions tant nos corps que nous méditons peu, et nous pensons très grossièrement aux matières spirituelles ou abstraites. Nous avons tendance à nous abandonner à nos inclinations, ce que nous qualifions de suivre la nature [1 Cor. 2.14], en sorte que l’homme naturel[11], c’est-à-dire celui qui donne libre cours à ses appétits, compte les choses divines pour simple folie, qualifie la religion de rêve fébrile des têtes superstitieuses, ou de ruse politique inventée par des hommes d’état afin de stupéfier les crédules gens du commun. Car comme ceux qui vivent selon la chair ont les tendances de la chair, de même leur sagesse charnelle est ennemie de dieu [Rom. 8.5-7]. Le péché nous enveloppe facilement [Héb. 12.1]. Il y a une loi dans nos membres ou notre corps, qui lutte contre la loi de nos esprits ou notre Raison. [Rom. 7.23]. Et lorsque nous ferions du bien, le mal est présent à côté de nous [ver.21]. Si donc nous devenons stupides et inaptes aux spéculations terrestres, comment croirons-nous quand on nous parlera de choses célestes ? [Jn. 3.12]
[30] Mais ces maladies sont si loin d’être la Raison que rien ne pourrait y être plus contraire. Nous ne sommes pas nécessairement destinés à pécher. Il n’y a aucun défaut dans nos entendements sauf ceux que nous avons créés nous-mêmes, c’est-à-dire les habitudes vicieuses, faciles à contracter mais difficiles à réformer. Notre cas est exactement comme celui de l’ivrogne, dont le je ne peux cesser de boire est un je ne veux pas délibéré. Car pour un pari, ou pour une récompense, il peut se passer de ses boissons pendant une journée, un mois, une année, dans la mesure où il est influencé par la considération de la valeur, ou la certitude, du gain attendu. Que nul, lorsqu’il est tenté, ne dise : C’est Dieu qui me tente ; car comme Dieu ne peut être tenté par le mal, de même il ne tente lui-même personne. Mais chacun est tenté lorsque sa propre convoitise l’attire et le séduit [Jn. 1.13-14].
[31] Supposant une impuissance naturelle à bien raisonner, on ne pourrait nous condamner pour ne pas respecter les commandements de Dieu, pas plus que ceux à qui l’Évangile n’a jamais été révélé pour ne pas croire en le Christ : Car comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils en celui dont ils n’ont pas entendu parler ? [Rom. 10.14] Si nos facultés de raisonnement étaient imparfaites, ou si nous n’étions pas capables de les employer correctement, il ne serait pas possible que nous nous comprenions l’un l’autre en des millions de choses, à propos desquelles nos fonds d’idées s’avéreraient inévitablement hétérogènes, ou nos capacités différentes. Mais c’est la perfection de notre Raison et de notre liberté qui fait que nous méritons des récompenses et des châtiments. Nous sommes convaincus que toutes nos pensées sont entièrement libres : nous pouvons employer la force des mots, comparer les idées, distinguer entre les idées claires et obscures, suspendre nos jugements au sujet des incertitudes, et nous rendre seulement à l’évidenceφ. En un mot, nos délibérations au sujet de nos desseins, et le choix auquel nous nous déterminons à la fin prouvent notre liberté à disposer de nos actions. Et qu’est-ce que la Raison solide, si ce n’est cela ? Sans doute, est-ce cela. Et aucune vérité connaissable, évangélique ou autre, ne peut s’avérer insurmontable ou monstrueuse[12] à celui qui l’utilise de cette façon. Mais lorsque nous en abusons contre elle-même, et que l’asservissons à nos imaginations perverties, elle se détourne de tout bien. Nous sommes tellement habitués, je l’avoue, aux conclusions douteuses et hâtives que nous ne pourrons recouvrer notre liberté innée sans une grande constance et un long exercice, ni faire le bien, nous qui sommes si exercés à faire le mal [Jér. 13.23]. Mais bien qu’on dise dans l’Évangile que nous ne connaîtrons ni ne comprendrons, on y dit aussi que nous pourrons nous amender, nous détourner de notre iniquité, et choisir la vie. On propose des encouragements à ceux qui le font. Nous pouvons, après mûre réflexion, voir nos défauts, et trouver que ce que nous tenions pour très déraisonnable ne semblait tel que par études superficielles, ou manque d’aides nécessaires, par déférence pour l’autorité et principes crus sur parole, par des inclinations à la dissidence et intérêt personnel, ou par haine d’un parti.
[32] Mais malgré tout cela, certains se donne infiniment de peines afin de se priver (s’ils le pouvaient) de leur liberté ou libre-arbitre, la plus noble et la plus utile de toutes nos facultés, la seule chose que ni le pouvoir ni la fortune ne peuvent nous ôter. Sous quelque voile que ces hommes s’efforcent de cacher leur folie, ils s’y sont pourtant toujours engagés par une fierté et un amour de soi-même extrêmes ; car comme ils ne veulent pas avouer leur ignorance et leurs égarements (qui procèdent de la passion, de la paresse, ou de l’irréflexion), ils enlèvent tout blâme à leur volonté, et ils en chargent une impuissance naturelle qui n’est pas en leur pouvoir de guérir. Aussi se dupent-ils ingénieusement, et choisissent-ils d’être classés parmi les bêtes ou les machines, plutôt que d’être obligés de reconnaître leurs faiblesses humaines, et de s’amender.
[33] Puisque la perfection ou la solidité de notre Raison nous est par conséquent si évidente, et si manifestement contenue dans l’Écriture, quelque dénaturée soit-elle par certaines personnes ignorantes, nous devrions tâcher d’acquérir la connaissance avec des espoirs de succès plus assurés. Pourquoi devrions-nous entretenir des pensées si chétives et indignes, comme si la vérité, comme le Tout-Puissant, résidait dans une lumière inaccessible, et ne devrait pas être découverte par les fils d’hommes ? Les choses sont toujours les mêmes, quelques différentes qu’en soient les conceptions des hommes, et ce qu’un autre n’a pas trouvé, il se peut bien que je le découvre. Que rien n’échappât aux vues d’antan est une fable à raconter là où une seule personne parle, et quand aucun auditeur ne doit la contredire. Les étourderies et les erreurs dont on se rend compte dans le monde tous les jours ne servent qu’à nous rappeler que beaucoup d’hommes de talent n’ont pas examiné la vérité avec cet ordre et cette application qu’ils auraient dû, ou auraient pu, employer. Il y a mille choses qu’il est dans notre pouvoir de savoir, que, par préjugés ou désintérêt, nous pouvons bien ignorer, et dont nous pouvons bien rester ignorants toutes nos vies. Et on peut créer des difficultés innombrables à force d’imaginer des mystères là où il n’y en a pas, ou à force de concevoir une opinion trop décourageante et injuste de nos propres capacités, alors que par le juste raisonnement nous pouvons espérer dépasser tout ce qui a dépassé d’autres avant nous, comme il se peut bien que la postérité dépasse les deux. Ce n’est nullement de la présomption, par conséquent, que d’essayer de mettre les choses un peu plus en lumière : car l’orgueil n’est pas de savoir ce que nous pouvons effectuer, mais de présumer sottement que personne d’autre ne peut nous égaler, alors que nous sommes tous au même niveau : Car qui est-ce qui te distingue ? Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu ? [1 Cor. 4.7] N’avons-nous pas tous en commun les mêmes promesses sûres et certaines de lumière et d’assistance d’en haut, aussi bien que le privilège de la Raison ? Si quelqu’un d’entre vous manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu qui donne à tous libéralement et sans faire de reproche, et elle lui sera donnée [Jac. 1.5].
[34] Pour conclure, que nul ne pense que cette corruption imaginaire l’excuse, mais qu’il apprenne de l’Écriture, notre oracle infaillible, que l’Évangile, si elle est la parole de Dieu, est contraire seulement aux opinions et aux désirs des hommes immoraux, qui aiment marcher selon leurs propres convoitises [2 Pie. 3.3], de ceux qui parlent de manière injurieuse de ce qu’ils ignorent, et se débauchent dans ce qu’ils savent d’après la manière des bêtes [Jud. ver. 10]. Elle est voilée pour ceux dont le dieu de ce siècle a aveuglé les pensées [2 Cor. 4.3-4], et pour ceux qui vivent selon l’ignorance et la simple crédulité de leurs frères. En bref, elle est contraire au faux raisonnement de tous ceux qui ne veulent pas savoir ce que c’est que de réfléchir et de considérer, mais elle n’est pas au-dessus de la possibilité de leur Raison lorsqu’ils useront mieux de leurs facultés. La création du monde allait contre le système d’Aristote, l’immortalité de l’âme contre l’hypothèse d’Épicure, et la liberté de la volonté[13] était contestée par plusieurs philosophes de l’antiquité. Mais cela, est-ce être contraire à la Raison ? Ces hommes n’ont-ils pas été réfutés par d’autres, aussi païens qu’eux-mêmes ? Et leurs autres erreurs n’ont-elles pas été décelées et discréditées depuis lors par la plupart des érudits ? D’ailleurs, il leur manquait un des principaux moyens d’information, à savoir, la révélation.


NOTES
[1] Membres d’une secte, d’abord répandue en Pologne, et ensuite implantée dans l’Europe entière, et surtout en Angleterre, dont les principes sont basés sur les théories Fausto Sozzini, théologien italien du XVIme siècle. [N.d.T.]
[2] Les Ariens croyaient que le Fils, le Christ, bien qu’antérieur à tous les temps et à toute création, est postérieur au Père, de qui il a tiré son être. Les Sociniens considéraient le Christ comme homme unique, divin non pas de par sa nature mais de par son office, et à qui le Dieu a accordé tout pouvoir sur l’Église, et que nous pouvons justement adorer.[N.d.T.]
[3] Livres sacrés de l’hindouisme. [N.d.T.]
[4] Dans la deuxième ce § 9 est devenu § 10, mais cette référence n’a pas été changée. [N.d.T.]
[5] [Depuis « outre » jusqu’à « solide » est en italique dans la deuxième édition.]
ς [Depuis « toute matière » jusqu’à « possible » est en italique dans la deuxième édition.]

[6] Le service de plusieurs dieux. [Note de Toland]
[7] [La deuxième édition porte :]
Si les enseignements du Christ étaient incompréhensibles, contradictoire, ou si nous étions
σ [Dans la deuxième édition, le texte suivant s’ajoute à ce paragraphe :]
Or si ces miracles sont vrais, le christianisme doit par conséquent être intelligible, et s’ils sont faux (ce que nos adversaires n’admettront pas), ils ne peuvent servir d’arguments contre nous.

τ [La deuxième édition porte l’addition suivante :]
… généralités ; quoique je ne promette pas que, lorsqu’on l’aura prouvée, chacun y trouvera une justification de cette méthode particulière qu’on lui a apprise, ou qu’il a choisi, de suivre. Mon propos n’est pas de défendre un PARTI quelconque, mais de découvrir la VERITE.

[8] Des cloches célèbres au centre de Londres. [N.d.T.]
[9] Ce sont des citations empruntées au Livre des Psaumes, 19.7-9 et 119.99,105, mais Toland ne le signale pas. [N.d.T.]
[10] Les deuxième et troisième discours que Toland avait projetés ne se seront jamais réalisés. [N.d.T.]
υ Le texte suivant s’ajoute à la deuxième édition :]
Mais je dois observer entre-temps qu’il n’y a pas une syllabe de ces paroles qui soit vrai si l’on admet des contradictions apparentes ou réelles dans l’Écriture. On pourrait dire autant à l’égard des mystères, mais nous en parlerons un peu plus tard.
[11] yucikoz signifie toujours l’animal, et jamais l’état naturel de l’homme. On devrait dans cet endroit le traduire par sensuel, comme on le fait très correctement, dans Jac. 3.15 et dans Jud. ver. 19. [Note de Toland]
φ [Depuis « toutes nos pensées » jusqu’à «l’évidence » est en italique dans la deuxième édition.
[12] Anglais : « insuperable, or monstrous ». « Monstrueuse » est à comprendre comme ce qui est contraire aux lois de la nature. [N.d.T.]
[13] De quelle façon la liberté absolue que nous expérimentons en nous-mêmes est conséquente avec l’omnipotence de Dieu et notre dépendance à lui, on examinera en lieu convenable. [Note de Toland]