Wednesday, May 10, 2006

Titre, table des matières et préface

Le christianisme non mystérieux :
ou
TRAITÉ
montrant qu’il n’y a rien dans
l’ÉVANGILE
qui soit contraire à
la RAISON
ni AU-DESSUS d’elle :
et qu’aucune Doctrine Chrétienne
ne peut proprement être qualifiée
DE MYSTÈRE


Il n’est pas besoin de désirer une meilleure preuve qu’un homme soit dans son tort que de l’entendre se déclarer contre la raison, et ainsi reconnaître que la raison est contre lui. Archevêque Tillotson[1]

Londres, imprimé en l’année 1696

Table des matières

PREFACE

L’ETAT DE LA QUESTION

SECTION I
De la Raison

1 Ce que la Raison n’est pas
2 En quoi la Raison consiste
3 Des moyens d’information
4 Du fondement de la conviction

SECTION II
Que les doctrines de l’Évangile ne sont pas contraires à la Raison

1 Absurdités et conséquences du fait d’admettre une contradiction quelconque, réelle ou apparente, dans la religion
2 De l’autorité de la révélation, en ce qui concerne cette controverse
3 Qu’avec le christianisme on a cherché à créer une religion rationnelle et intelligible, ce qui est prouvé par les miracles, la méthode et le style du Nouveau Testament
4 Objections réfutées, tirées de la dépravation de la Raison humaine

SECTION III
Qu’il n’y a rien de mystérieux, ou au-dessus de la Raison, dans l’Évangile

1 L’histoire et la signification du terme de mystère dans les écrits des Gentils
2 Qu’on ne devrait qualifier nulle chose de mystère parce que nous n’avons pas une idée adéquate de ses propriétés, ni aucune de son essence
3 La signification du mot, mystère, dans le Nouveau Testament, et dans les écrits des Chrétiens les plus anciens
4 Réfutation d’objections tirées de certaines leçons de l’Écriture, de la nature de la foi et des miracles
5 Quand, pourquoi et par qui des mystères ont été introduits dans le christianisme

CONCLUSION



Préface
____________

{iii} Je crois que tous les hommes accorderont volontiers que nul ne devrait parler avec plus de liberté et d’assurance que celui qui défend ou illustre la vérité. Mais que l’on accorde crédit à l’histoire des temps passés, ou qu’on considère comme il convient ce qui arrive à présent, on ne trouvera personne de plus réticent à dire en public ce qu’il pense que ceux qui ont le droit pour eux. Or, inclinerait-on à penser, le bien-fondé de leur cause et de leur dessein devrait les fortifier contre toutes les attaques de leurs ennemis, et, en effet, des exemples ne nous manquent pas de {iv} personnes qui, avec une constance inébranlable, ont subi les pires vilenies et violences par amour de la vérité. Pourtant, si on fait un juste calcul, et qu’on y inclue les premiers martyrs ainsi que les prophètes et les apôtres eux-mêmes, on trouvera que les défenseurs déclarés de la vérité, par égard pour la vérité seule, ne sont qu’une poignée par rapport aux nombreux partisans de l’erreur.
Et telle est la condition déplorable de notre époque, qu’un homme n’ose pas avouer ouvertement et directement ce qu’il pense au sujet des questions religieuses, aussi vrai et salutaire que ce puisse être, si cet avis diffère ne serait-ce que très légèrement de celui qui est recevable par les partis, ou de celui établi par la loi, mais il se trouve forcé soit de garder un silence perpétuel, soit de communiquer ses opinions en guise de paradoxe[2], {v} sous un nom emprunté ou fictif. Faire mention de la moindre partie des inconvénients auxquels s’exposent ceux qui ont le courage d’agir plus ouvertement est un thème trop mélancolique, et assez manifeste pour être déploré par tous ceux qui sont réellement généreux et vertueux.
La méchanceté de caractère de la plupart des hommes et l’ambition de certaines personnes font que cette situation semblerait moins étrange dans les affaires politiques et séculières; et pourtant un homme peut non seulement faire impunément de nouvelles découvertes et des innovations dans les domaines du droit et de la médecine, et dans les autres arts et sciences, mais, en outre, il se trouve, à juste titre, encouragé et récompensé pour le faire. Mais n’est-ce pas extraordinaire qu’on abuse si universellement {vi} du nom sacré de la religion, qui n’évoque rien d’autre que la sainteté, la paix et l’intégrité, pour soutenir l’ambition, l’impiété et la contestation ; et que ce qu’il est dans notre plus grand intérêt de comprendre parfaitement soit (pour des raisons exposées par la suite) à la fois qualifié d’obscur et très industrieusement rendu tel ! Or, il est à présent advenu que nul ne s’oppose plus fortement à la vérité que ne le font nombre de ceux qui poussent les plus hauts cris à son sujet, et qui ne se veulent rien de moins que les seuls distributeurs des faveurs et des oracles du ciel. S’il s’en trouve un assez ferme pour porter atteinte à la chose la plus infime dont ces derniers tirent avantage ou crédit, il est aussitôt chassé au cor et au cri d’hérésie ; puis, s’il accorde de la valeur à leurs censures, il se trouve obligé de faire amende honorable, ou, s’il s’avère récalcitrant, il est sacrifié, au moins quant à sa réputation, {vii} à leur haine implacable.
Et il n’est pas probable non plus, on peut en être certain, qu’il reçoive un traitement plus juste des adversaires déclarés de la religion, dont les principes, en ce qu’ils foulent aux pieds toute équité et toute vérité, les obligent à harceler et à persécuter les tenants acharnés de ces vertus comme de toute autre. Mais assez de telles considérations déprimantes ; car malgré elles je me suis aventuré à publier ce discours à dessein de rectifier, par ce moyen, et autant que j’en suis capable, les doctrines étroites et bigotes des uns et les maximes si impies des autres.
Aucun athée ni aucun infidèle quel qu’il soit ne peut de bon droit se fâcher contre moi pour avoir croisé l’épée avec lui et l’avoir attaqué avec les seules armes qu’il m’a prescrites. Le vrai Chrétien ne peut non plus s’offusquer {viii} lorsqu’il me voit employer la Raison, non pas afin de démolir ou d’embrouiller la révélation, mais afin de la confirmer et de l’élucider ; à moins qu’il ne soit inquiet que je ne la rende trop claire à moi-même, ou trop familière à d’autres - absurdités que personne n’avouera. J’espère faire apparaître que l’usage de la Raison dans la religion n’est pas si hasardeux qu’on le présente ordinairement, et ceux qui le présentent comme tel sont, en outre, les mêmes qui chantent les louanges de la Raison quand elle semble les favoriser, mais qui pourtant refusent de l’entendre quand elle les contrarie, mais opposent sa propre autorité à elle-même.[3] Ce sont, sans aucun doute, de très hauts privilèges, et les moyens les plus certains de toujours l’emporter dans toute contestation qu’on pourra jamais inventer.
Pour que l’incroyant qui se trompe ne dise pas que je présente une hypothèse pour défendre ma foi, comme font {ix} certains qui d’abord imaginent ou reçoivent une opinion et ensuite cherchent des preuves pour l’établir, je déclare solennellement que la chose est toute autre, et que je ne tiens rien pour article de ma religion en dehors de ce que l’évidence la plus incontestable m’a forcé d’embrasser. Car ayant été éduqué, dès le berceau, dans la superstition et l’idolâtrie des plus grossières, Dieu s’est plu à faire de ma Raison, et de ceux qui font usage de la leur, les heureux instruments de ma conversion. Ainsi, j’ai été très tôt accoutumé à l’examen et à l’enquête, et l’on m’a appris à ne pas soumettre mon entendement, ni mes sens, à aucun homme ni à aucune société, quels qu’ils soient. Or la meilleure méthode, je crois, de communiquer la vérité à autrui est celle par laquelle un homme l’a apprise lui-même.
{x} Pour que le Chrétien bien intentionné ne puisse soupçonner, comme il arrive très souvent, que je vise plus que ce que je déclare, et que je dissimule avec astuce de mauvais principes sous le beau semblant de défendre la vraie religion, je l’assure que j’écris avec toute la sincérité et toute la simplicité imaginables, et que je suis aussi complètement convaincu de ce que je maintiens que je peux l’être de quoi que ce soit. Si, après cette déclaration, un homme bon persiste à se méfier de moi, cela doit procéder de violents préjugés, car on ne peut en trouver que très peu qui n’y sont pas enchevêtrés d’une manière ou d’une autre, et il faut que l’on en tienne compte. Comme nous sommes tous enclins à avoir de l’affection pour ce que nous avons appris dans notre jeunesse, et comme la vue ou le souvenir des lieux où l’on a passé cette époque agréable {xi} nous touche étrangement ! Une mère est plus enchantée par les mots zézayants et informes de son enfant qui babille que par le meilleur langage et les discours les plus solides. Qu’un parvenu, né d’hier, prétende renverser ce que les anciens ont mis tant de temps et d’effort à établir, et qui leur a donné tant de peines et de mal à apprendre, est difficile à digérer pour certains. Et lorsqu’on prie certains autres d’expliquer leurs termes, qui souvent ne signifient rien, ou ce que ceux qui n’admettent jamais d’être dans l’erreur doivent avoir honte d’avouer, ils sont mal à l’aise, comme un marchand gaspilleur à l’examen de ses comptes, et ce n’est pas toujours qu’ils arrivent à restreindre leurs passions. Non seulement quelques hommes mais parfois des sociétés entières, en ne considérant les choses que d’une façon très superficielle, {xii} attachent une telle valeur à certaines vains propos comme s’ils étaient la véritable essence de toute religion. Mettre l’un de ces propos en question ou les rejeter, quelque faux et déraisonnables qu’ils soient, est une hétérodoxie dangereuse ; et pourtant, comme je viens de l’indiquer, soit ils ne signifient rien, soit ils ont été inventés par certains hommes de premier plan pour rendre obscures des choses claires, et il n’est pas rare que ce fût afin de couvrir leur propre ignorance. Ce qui est impardonnable, c’est que la sainte Écriture soit mise au supplice afin de cautionner ce jargon scolastique et toutes les chimères de ses auteurs. Mais la plupart de ces préjugés sont d’une faiblesse si notoire qu’en faire mention suffit à les réfuter ; et je ne serais pas autrement ému par quoi que ce soit de cette nature que ne le serait un homme réfléchi devant les déclamations de {xiii} ceux qui ont recours aux injures lorsque la Raison leur fait défaut.
Quant à ces hommes qui suggèrent que par peur de la crédulité du papisme je m’en suis éloigné à une distance injustifiable, je n’ai rien à dire pour les satisfaire, sauf que je ne leur envie pas le moyen terme commode et sans valeur qu’ils vantent, tandis que je tiens la vérité et l’erreur pour les deux extrêmes. La religion n’est pas à façonner selon nos goûts ni à juger en rapport à nos desseins personnels, sinon il y aurait bien autant de credos que de personnes ; mais pour peu que s’accordent nos idées, et quoi que soit ce qui nous convienne ici-bas, la religion est toujours la même, comme Dieu son auteur, chez qui il n’y a pas de variabilité ni l’ombre d’un changement.[4]
{xiv} Si quelqu’un me demande si j’ai une telle opinion de mes propres capacités, que je me figure pouvoir prouver que l’on peut faire le compte rendu rationnel de toutes ces doctrines discordantes, de tous ces termes ambigus, de toutes ces distinctions curieuses qui ont depuis tant de siècles suffisamment exercé les érudits de toute espèce, je réponds que je ne prétends pas (comme peut en témoigner la page de titre) que nous puissions expliquer les termes ou les doctrines de tel ou tel concile, nation ou époque (dont la plupart sont assurément des mystères impénétrables), mais les termes et les doctrines de l’Évangile. Ce ne sont pas des Articles de l’Est ou de l’Ouest, orthodoxes ou ariens[5], protestants ou papistes, considérés comme tels, dont je m’occupe, mais de ceux de Jésus-Christ et de ses apôtres. Et dans le traitement de cette {xv} argumentation, comme dans tout autre bonne action, je ne m’appuie pas seulement sur mon modeste travail personnel, mais aussi sur la grâce de Dieu, qui, je l’espère, me donnera le moyen de défendre sa volonté révélée des très injustes accusations de contradiction et d’obscurité.
Il se peut bien que je diffère sur nombre de points de certaines personnes qui sont à juste titre éminentes pour leur érudition et leur piété, mais on ne devrait pas pouvoir m’en tenir rigueur s’il est évident que la vérité est de mon côté. Puisque la religion est destinée à des créatures raisonnables, c’est la conviction, et non pas l’autorité, qui devrait avoir du poids pour elles. Un homme sage et bon jugera les mérites d’une cause considérée seulement en elle-même, sans égard pour les temps, les lieux ou les personnes. Aucune quantité d’hommes, aucun exemple, {xvi} aucun intérêt ne peut jamais influencer son jugement solide, ni corrompre son intégrité. Il ne connaît aucune différence entre l’infaillibilité papale et l’obligation d’acquiescer aveuglément aux décisions de protestants faillibles. Pour ma part, comme je n’admets pas que quelqu’un, par des conséquences fausses ou injustes, me fasse dire ce que je n’ai jamais pensé, ainsi, que personne ne me reproche de contredire autre chose que l’Écriture ou la Raison[6], qui, j’en suis sûr, s’accordent très bien ensemble. Il ne peut non plus sembler bizarre que j’insiste sur ces conditions, puisque je m’y soumets volontiers et que j’accorde à tout le monde le même droit envers moi-même[7]. Par conséquent, on ne me décontenancera pas avec des noms vénérables et des citations pompeuses, qui ont aussi peu de valeur que celle que la rouille et une couleur laides ajoutent à des anciennes pièces de {xvii} monnaie. Dieu seul, et ceux qui sont inspirés par lui, peuvent prescrire des directives relatives au monde à venir, tandis que les pouvoirs humains règlent les affaires de celui-ci. Mais, pour parler plus spécifiquement de l’ouvrage suivant, je ne m’attends pas à ce que le monde, qui n’épargne personne, me traite avec déférence ; encore moins suis-je désireux d’un privilège ; bien plutôt, si les raisons que j’offre ne sont pas convaincantes, je ne m’offusquerai pas d’une critique modeste et pertinente. Si je ne réussis pas à rendre les choses aussi claires aux autres qu’elles le sont à moi-même, c’est pourtant ce que j’ai visé de façon impartiale et j’ai parlé sans peur ni souci de flatter ; et pour cette raison mes bonnes intentions n’ont pas besoin d’autre apologie.
{xvii} αQuelques passages dans la première section, ou dissertation préliminaire sur la Raison, peuvent s’avérer quelque peu obscurs à des lecteurs ordinaires. Ceux-là ne leur étaient pas destinés, et ne sont pas nécessairement une matière à conséquence pour ceux qui raisonnent honnêtement, mais on les a insérés afin d’empêcher les querelles prévues de certains hommes, qui cherchent plus à prolonger et à embrouiller une controverse qu’à la terminer, et un petit effort de la pensée les rendra aussi familiers que le reste. Partout ailleurs je me suis efforcéβ de parler très intelligiblement, et je ne suis pas sans espoir que mes assertions ne portent avec elles leur propre éclairage. En plusieurs endroits, j’ai fait des répétitions explicatives de mots difficiles, avec des termes synonymes d’un usage plus global et plus connu. Ce {xix} labeur, j’en conviens, ne profitera pas aux philosophes, mais il accordera un avantage considérable aux gens du commun, que je suis loin de négliger, comme font ceux qui dans toute préface nous disent qu’ils ne les courtisent ni ne s’en préoccupent. Je me demande comment quelqu’un peut parler de cette façon, surtout ceux dont la fonction même est de servir les gens du commun et de leur épargner le labeur de longues et pénibles études que leurs occupations habituelles ne leur permettent pas. Les laïcs payent les livres et l’entretien au clergé à cette même fin, mais j’ai peur que certains de ses membres ne croient pas plus cela qu’ils ne croient que les magistrats aussi soient faits pour le peuple.
Et personne ne peut inférer de cette fonction du clergé que les gens du commun doivent recevoir sans question les décrets arbitraires de ce dernier, {xx} pas plus que je ne dois déléguer ma raison à celui que j’emploie à lire, transcrire et recueillir pour moi. Les érudits ne vont pas, contrairement à l’expérience de leur propre goût, croire le brasseur ou le boulanger sur parole quant à la qualité du pain ou de la boisson, quoique ignorants des métiers de ces derniers. Et pourquoi les gens du commun ne peuvent-ils pas être juges du vrai sens des choses, encore qu’ils ne comprennent rien des langues à partir desquelles elles sont traduites à leur usage ? La vérité est toujours et partout la même ; et une proposition inintelligible ou absurde ne doit jamais être plus respectée parce qu’ancienne ou étrangère, pour avoir été originellement écrite en latin, en grec ou en hébreu. D’ailleurs, une théologie qui n’est intelligible qu’à ceux qui en vivent est, en langue humaine, {xxi} un métier ; et je ne vois pas comment pourraient tellement s’irriter du mot, ceux qui aiment si passionnément la chose. Mais parlons de cela à l’endroit qui convient.
Les pauvres, qui ne sont pas censés comprendre les systèmes philosophiques, ont bientôt appris la différence entre l’instruction simple et convaincante du Christ et les déclamations inefficaces et compliquées des scribes. Car les rabbins juifs, divisés à l’époque en sectes stoïques, platoniques, pythagoriciennes, etc., ont, par une extravagante liberté d’allégorie, accommodé les Écritures aux spéculations délirantes de leurs divers maîtres. Ils ont fait que les gens, qui ne comprenaient rien à leurs observations cabalistiques, les ont toutes prises pour des profonds mystères, et, ainsi, leur ont {xxii} appris une sujétion à des rites païens, alors que par leurs traditions ils méprisaient eux-mêmes la loi de Dieu. Il n’est pas étonnant, alors, que les gens du commun impartiaux et les plus nobles d’entre les dirigeants aient rejeté ces superstitions absurdes, quoiqu’elles soient impudemment attribuées à Moise, au profit d’une religion qui convient aux capacités de tous, ébauchée, et prédite par leurs propres prophètes.
Je voudrais bien qu’on ne puisse appliquer cela, dans le discours suivant, au cas d’aucun Chrétien, encore moins à celui de la plus pure et de la meilleure espèce. Quiconque[8] réfléchit à l’empressement et à la rigueur avec lesquels certains hommes insistent pour qu’on obéisse à leurs constitutions et à leur discipline (tout en fermant les yeux, cependant, sur toute non-conformité à la loi divine), à la rigidité avec laquelle ils enjoignent l’observation {xxiii} de cérémonies déraisonnables et non-scripturales, et à la croyance à ces explications insondables de ce qu’ils tiennent fermement eux-mêmes pour incompréhensible, celui qui y réfléchit, dis-je, est tenté véhémentement de les soupçonner d’avoir un dessein plus intéressé que celui d’instruire l’ignorant, ou de convertir le pécheur. Qu’un homme soit haï, méprisé ou persécuté, voire parfois charitablement brûlé et damné pour rejeter ces sottises surajoutées, et, dans plusieurs cas, substituées à la religion la plus sainte, la plus pure et la plus praticable que les hommes pourraient vouloir ou dont ils pourraient jouir, est une source d’étonnement et de désolation pour ceux qui préfèrent les préceptes de Dieu aux inventions des hommes, les sentiers clairs de la raison aux labyrinthes des Pères, et la vraie {xxiv} liberté chrétienne à une tyrannie diabolique et anti-chrétienne.
Mais la méthode utilisée habituellement pour enseigner et soutenir ce mystère d’iniquité est encore plus intolérable. Combien de systèmes volumineux, infiniment plus difficiles que l’Écriture, doivent être lus avec grande attention par celui qui voudrait maîtriser la théologie actuelle ? Quel nombre prodigieux de mots barbares (mystérieux sans aucun doute), quelles instructions ennuyeuses et désordonnées, quelles interprétations ridicules et incohérentes, doit-on apprendre et observer patiemment, avant de pouvoir commencer à comprendre un professeur de cette faculté ? La dernière partie, et la plus facile, de ton labeur sera de trouver ses sentiments dans la Bible, quoique les saints écrivains n’y aient jamais songé, et que tu n’aies pas lu ce {xxv} livre sacré depuis que tu étais écolier. Mais une méfiance à l’égard de ta propre raison, une vénération aveugle pour ceux qui ont vécu avant toi, et la résolution ferme d’adhérer à toutes les interprétations de ton parti peuvent faire n’importe quoi. Crois seulement, comme fondement sûr de toutes tes allégories, que les mots de l’Écriture, quoique totalement équivoques et ambigus sans le contexte, peuvent signifier partout tout ce que l’on veut leur faire dire ; et, si cela ne suffit pas, crois que toute vérité est un vrai sens de chaque passage de l’Écriture, c’est-à-dire qu’on peut faire de tout n’importe quoi ; et non seulement tu trouveras tout le Nouveau Testament dans l’Ancien et l’Ancien dans le Nouveau, mais encore, je te le promets, il n’y aura aucune explication, quelque dénaturante, quelque incohérente {xxvi} ou confuse qu’elle soit, que tu ne pourras établir aussi facilement qu’admettre.
Mais je ne vais pas répéter ce que j’ai écrit expressément à ce sujet dans une dissertation épistolaire, ici sous mes yeux, intitulée Des systèmes de théologie discrédités[9]. Dans le discours qui suit[10], qui est le premier de trois[11], et où je mets à l’épreuve mon sujet en général, la divinité du Nouveau Testament est prise comme acquise, en sorte qu’il ne regarde immédiatement que les Chrétiens, et ne concerne les autres que vaguement, qui sont priés de peser mes arguments selon ladite supposition. Dans le prochain discours, qui concerne tant les Chrétiens que les autres, je tente une explication particularisée et rationnelle des soi-disant mystères de l’Évangile. Et dans le troisième, je démontre la vérité de la révélation divine {xxvii} contre les athées et tous les ennemis de la religion révélée.
Cela est, me semble-t-il, la meilleure méthode, car l’ordre naturel est, dans tes systèmes de théologie, tout à fait interverti. Ils démontrent l’autorité et la perfection de l’Écriture avant d’en enseigner le contenu, alors que celles-là sont en grande partie connues par celle-ci. Comment peut-on être certain que l’Écriture contient tout ce qui est nécessaire au salut avant qu’on ne la lise en entier ? Mieux, comment peut-on conclure qu’elle est l’Écriture, ou parole de Dieu, avant de l’avoir minutieusement étudiée, pour ne pas parler ici des autres moyens qu’il doit employer ? Mais j’ai soigneusement évité cette confusion, car je prouve d’abord que la vraie religion doit nécessairement être raisonnable et intelligible. Ensuite je montre que ces conditions requises {xxviii} se trouvent dans le christianisme. Mais étant donné qu’un homme d’intelligence et de connaissances étendues peut facilement construire un système clair et cohérent, je démontre, en troisième lieu, que la religion chrétienne ne fut pas formée de cette façon, mais qu’elle fut révélée divinement du ciel. Je traite de ces trois sujets dans autant de livres, dont, comme je l’ai déjà dit, le discours suivant est le premier.
Avant que je ne finisse, je dois tenir compte de ces messieurs qui aiment assigner des noms dans la religion, car que sont toutes les distinctions de partis, sinon, selon eux, autant d’espèces d’hérétiques ou de scissionnistes, ou pire ? Mais je les assure que je ne suis ni de Paul, ni de Céphas, ni d’Apollos[12], mais du Seigneur Jésus-Christ, qui est seul l’auteur et le consommateur de ma {xxix} foi[13]. J’ai autant le droit d’imposer mon nom à autrui qu’ils ont celui de m’assigner une dénomination, c’est-à-dire aucun droit. Je ne dis pas cela afin d’empêcher que je ne sois dépeint d’une façon discriminatoire, par un artifice très courant, comme appartenant à n’importe quelle secte du monde qui, à bon droit ou non, est haïe par autrui. Cela serait vraiment un piètre motif ! Mais mon jugement arrêté est que la chose est illégitime en elle-même pour un bon Chrétien. Néanmoins, laissant aux autres leur liberté sur ce point, il faut au moins avouer que le procédé est incongru, car si on te donne le nom de Luthérien, par exemple, bien que tu ne sois d’accord avec ceux de ta communion que sur les articles principaux, leurs adversaires ne manqueront pas pourtant de te charger de ces autres questions où tu es {xxx} en dissidence ; et si ensuite tu exprimes ton jugement, les autres Luthériens non seulement se vexeront beaucoup, mais encore, seront disposés à mettre en question ta sincérité sur toute autre chose. Le seul titre religieux que j’admettrai jamais est celui, très glorieux, d’être un Chrétien.γ


NOTES
[1] John Tillotson (1630-1694) : prédicateur anglican, archevêque de Canterbury, 1691-1694 ; reconnu pour son usage de la raison dans ses sermons et ses écrits ; a dû se justifier des accusations d’hétérodoxie de ses confrères ; David Hume ouvre son essai sur les miracles avec un argument emprunté à Tillotson. La citation dont se sert Toland ici est empruntée de son sermon : The Excellency of Abraham’s Faith and Obedience. (voir Gawlick p.8.) [N.d.T.]
[2]Anglais : « ... by way of Paradox ». Paradoxe ici est à comprendre comme ce qui contredit l’opinion courante. [N.d.T.]
[3]Anglais : « ... but oppose its own Authority to its self… » ; locution peu claire : soit ceux qui n’écoutent pas la raison quand elle ne leur convient pas nient l’usage de la raison en lui reprochant d’être trop autoritaire, et par conséquent inadmissible dans un débat, soit ils nient l’usage de la raison, mais se servent de la raison pour soutenir leur argument. [N.d.T.]
[4] Cf. Jac. 1.17. [N.d.T.]
[5] Les Ariens étaient des partisans de la doctrine d’Arius d’Alexandrie (mort 336), qui niaient la consubstantialité du Christ et de Dieu, doctrine qui pendant le IVme siècle divisait profondément et violemment l’église chrétienne. [N.d.T.]
[6] Anglais: « ... so I would not be told I contradict any thing but Scripture or Reason … » Il admet la raison et l’Écriture comme aunes, position qu’il n’accorde aucunement à l’autorité. [N.d.T.]
[7]C’est-à-dire le droit de ne pas admettre que l’on tire des conclusions à partir de conséquences fausses ou injustes. [N.d.T.]
α [Ce paragraphe commence comme suit dans la deuxième édition :]
Quelques passages dans la première section, ou dissertation préliminaire sur la Raison, dont, dans l’édition précédente, je me doutais qu’ils s’avéreraient un peu obscurs à des lecteurs ordinaires, ont été ici rendus plus familiers. Et bien que j’aie déclaré à ce moment que la compréhension de ces passages n’était d’aucune conséquence pour ceux qui raisonneraient honnêtement, leur intérêt étant d’empêcher les querelles de certains hommes, qui cherchent plus à prolonger et à embrouiller une controverse qu’à la terminer ; pourtant, je ne pouvais faire autrement à cette époque que me conformer de bon cœur aux désirs de ceux qui voulaient les voir exprimés plus clairement, quoique cela me coûte quelques mots de plus, dont je serai toujours le plus avare possible. Je me suis également efforcé …

β [Les changements de ce paragraphe dans la deuxième édition se terminent ici.]

[8] Il semble que cette phrase est censée s’opposer à la précédente, comme si elle devait commencer par, Mais quiconque réfléchit ... [N.d.T.]
[9]Anglais : « Systems of Divinity exploded. » [N.d.T.]
[10]C’est-à-dire, dans Le christianisme non mystérieux. [N.d.T.]
[11]Toland abandonna ce projet de trois livres, peut-être à cause des ennuis que provoqua Le christianisme non mystérieux. [N.d.T.]
[12]Cf. 1 Cor.1.12 et 1 Cor.3.3,4 où Paul s’attaque aux divisions qui surgissent entre les Chrétiens. Céphas est le nom araméen de Pierre (cf. Jn. 1.42) ; Apollos était un Juif d’Alexandrie converti qui enseignait le Christianisme à Ephèse et à Corinthe (cf. Act.18.18-24). [N.d.T.]
[13]Cf. Héb.xii.2 [N.d.T.]
γ [La deuxième édition ajoutait les paragraphes suivants :]
Je dois ajouter un ou deux mots de plus pour répondre à la malveillance ou à l’erreur de certains qui disent que je dois forcément être l’ennemi déclaré de tout homme de l’église, et par conséquent (disent-ils) de toute religion, parce que je les rends les seuls inventeurs de ces doctrines mystérieuses ou inconcevables, que je maintiens aussi sont aussi avantageuses pour eux-mêmes que préjudiciables aux laïcs. Il y en a même qui, tout en passant tranquillement sur tout outrage à la vraie religion, sont bien prêts à traiter comme des hérétiques pernicieux ou des athées intolérables ceux qui montrent la moindre antipathie envers ce qu’on reconnaît comme des annexes au christianisme, quelles que soient la commodité ou la nécessité prétendues pour les établir. Si quelqu’un parmi les premiers comprend par religion sa partie mystérieuse, alors il ne sera pas difficile de me prouver aussi peu favorable à cette religion que je suis loin de me justifier à ceux qui la professent.
Quant à mon accusation selon laquelle les hommes d’Église seraient les auteurs et les introducteurs des mystères chrétiens, ceux à qui cela déplaît doivent être mes ennemis parce que je dis la vérité ; car il n’y a aucun fait aussi évident dans chaque page des histoires civiles et ecclésiastiques. Et les laïcs n’ont jamais pris part à cette affaire non plus, sauf pour confirmer par des sanctions légales ce dont ils étaient d’abord persuadés par la prédiction de leurs prêtres ; comme de nos jours ils emprisonnent parfois des excommuniés et poursuivent des personnes qui sont dans leur tort, après que l’excommunication a d’abord été lancée et l’hérésie décrétée ou déclarée par le clergé. Or comme ce ne sont pas tous les hommes d’Église qui soutiennent ces pratiques dans leur for intérieur, je ne vois aucune raison pour qu’ils soient en colère contre quiconque qui écrit contre ceux qui le sont, qui serait meilleure que celle à laquelle un bon prince peut prétendre pour punir l’historien qui relate les vices d’un tyran, seulement parce que le tyran était lui aussi un prince.
Ainsi, de tous les hommes corrompus du clergé, qui font de la religion un simple métier, et qui bâtissent une autorité injuste sur les consciences abusées des laïcs, je suis un adversaire déclaré, comme j’espère que tout homme bon et sage est déjà, ou sera. Mais comme je resterai un fort ami de la religion pure et authentique, ainsi je réserverai toujours la vénération la plus haute pour ceux qui l’enseignent, car il n’y a aucun ordre d’hommes plus utiles qu’eux, et sans eux il n’y aurait aucune société heureuse ni gouvernement bien constitué dans ce monde, pour ne rien dire de leur relation avec le monde à venir, ni de la double estime qu’ils méritent pour être restés imperméables à la contamination générale de leur profession. Mais je n’ai aucune appréhension des sincères ; et si le parti malveillant manifeste son inquiétude par son déplaisir, cela peut bien servir de repère pour le distinguer, mais je ne le prendrai pas pour blessure.